jeudi 24 juillet 2008

Prédateurs


Lars Eidinger, monumental Hamlet


Alors que s’achève un passionnant 62e festival d’Avignon où l’exigence, et parfois la radicalité des propositions, fut à la hauteur de l’attente, qu’est-ce qui continue à irriguer la mémoire poreuse soumise à cette cascade de spectacles où l’un chasse l’autre sans ménagement ? Quelles images, quelles paroles s’enracinent dans ce flux vertigineux qui nous précipite au bord de l’asphyxie, heureux souvent, parfois déçu mais toujours en éveil grâce à ce théâtre qui nous fouette l’esprit malgré les vents contraires…


Surtout, et avec le cœur qui s’accélère en y songeant, trois comédiens sidérants, bien au-delà des pauvres superlatifs que le langage nous confie. Pascal Greggory, intense dans Ordet mis en scène par Arthur Nauzyciel, homme debout parmi les mortels qui ploient, et dont la parole tisse l’étoffe d’un vêtement délicat et rude à la fois. Un fauve du plateau prêt à dévorer la moindre miette de mots qui s’offre à lui mais, en même temps, généreux et à l’écoute de ceux avec qui il croise le fer d’une langue musicale (belle partition de Marie Darrieussecq d’après la pièce de Kaj Munk) qui palpite sans cérémonie.





Hamlet


Puis Lars Eidinger, monumental dans Hamlet mis en scène par Thomas Ostermeier, qui fracasse et rudoie son personnage pour le conduire sur des territoires inconnus, là où peu osent s’aventurer. Circulant entre folie gangrenée, pragmatisme insensé, égoïsme forcené et exhibitionnisme assumée, la Cour d’honneur du Palais des Papes semble presque exigüe pour ce monstre insatiable qui charge l’air d’une atmosphère électrique où chacun peut subir les foudres de sa colère amère…






Partage de midi

Nicolas Bouchaud enfin, immense dans Partage de midi, joue et métamorphose Amalric, ancien amant d’Ysé en abandon à l’autre bout du monde. Empoignant la langue (sublime, et le mot est faible) de Claudel avec l’avidité d’un mort-de-faim, il ne rajoute pas de poésie dans une pièce qui en est totalement imprégnée mais, au contraire, conjugue sur le plateau de la Carrière Boulbon la fluidité et la force d’attraction d’un texte pensé comme une matière vivante qu’il faut modeler et pétrir. En osmose avec ses compagnons de jeu (l’incandescente Valérie Dréville et l’imprévisible Jean-François Sivadier), Nicolas Bouchaud tutoie alors les étoiles qui brillent dans un ciel sans nuages. Soit trois prédateurs que le spectateur quitte à regret, impatient de les retrouver plus tard sous les projecteurs des salles hexagonales…


Partage de midi

Partage de midi et Hamlet © Photo Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

samedi 19 juillet 2008

Actualité du Off 2

Le ventre de la baleine

Maudite Aphrodite


© Spike

Après le Bureau National des Allogènes et avant Si j’avais su j’aurais fait des chiens, Vincent Goethals porte à la scène un troisième texte de l’auteur belge Stanislas Cotton, Le ventre de la baleine. Une pièce magnifique à la fois ancrée dans le réel (la descente aux enfers d’une femme battue par son homme) et en orbite dans les galaxies de la mythologie (elle se rêve en Aphrodite), du conte (elle voit son époux en «dragon») et de l’enfance où les comptines se métamorphosent en mélopée du désespoir. Baigné par la belle partition musicale de Spike Mortelecque et magnifié par le jeu incandescent et généreux de Valérie Dablemont, ce personnage brille de beautés et douleurs multiples : petite fille espiègle apeurée par le «méchant loup», amoureuse transportée par le souvenir sidérant de corps à corps enflammés, esclave domestique noyée dans sa morne existence, victime terrorisée et tuméfiée d’un tyran, divinité un peu folle réfugiée dans les arcanes de l’imaginaire. Soit l’histoire terrible d’une effrayante dépendance avec ses (rares) extases et sa lente traversée du Styx : «Je suis morte mais personne ne veut me croire» confie cette femme en détresse… Entre douceur et violence, trouées d’onirisme et gifles de réalisme, la mise en scène fluide de Vincent Goethals dévale à merveille les pentes abruptes du texte de Stanislas Cotton, miroir de ces «sombres dédales où coulent des rivières de larmes et de sang».


© Spike


Tous les jours à 14h jusqu’au 27 juillet au Studio Théâtre Avignon Temps Danse, avenue des Sources, 1 impasse Massena.



Les pensées de Mlle Miss

Un monde (presque) parfait

Ecrit et mis en scène par Christophe Moyer, ce spectacle poursuit la veine inaugurée avec Le Rapport Lugano présenté dans le Off en 2004. Pour l’écrire vite, Les pensées de Mlle Miss démonte modestement quelques mécanismes du «système» économique réduisant l’homme au rang de marchandise périssable dont la date de péremption s’amenuise inexorablement. Dans ce monde (à peine) futuriste, trois personnages travaillent pour une cellule – «banque de données centrales du village-monde» – chargée de conditionner l’opinion publique pour lui vendre non plus seulement des produits mais surtout des embryons d’idées ou des slogans sommaires en tous genres. Là, une employée en rupture de ban, un patron «ventriloque d’un peuple de marionnettes» et un «nettoyeur» cynique se croisent sans se parler alors que d’imperceptibles grains de sable grippent (momentanément) la machine. Si le texte se révèle parfois pertinent (en particulier avec ce «droit au travail lié au devoir de consommation») et évite l’écueil de la caricature, il échoue sur les récifs du didactisme avec une absence de tension dramatique et, surtout, un problème dans l’articulation entre sphère intime et univers professionnel. Si bien que les personnages existent assez peu (les comédiens font ce qu’ils peuvent) et demeurent prisonniers de la démonstration malgré une subtile scénographie qui leur ménage d’intéressantes perspectives.
Tous les jours à 14h35 jusqu’au 2 août à Présence Pasteur, 13 rue du Pont Trouca.

jeudi 17 juillet 2008

En compagnie des hommes

Das System
En compagnie des hommes

© Photo Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon


Ce spectacle au long cours (plus de cinq heures), mis en scène par Stanislas Nordey, réunit plusieurs textes de Falk Richter, auteur allemand qui empoigne le monde comme peu de dramaturges le font. Dans la première partie, le plateau devient ainsi une tribune où la politique étrangère américaine est passée au tamis des imprécations, interrogations et doutes de personnages hétéroclites allant d’un pilote de bombardier au-dessus de l’Irak jusqu’à sa famille vivant au fin fond de l’Utah en passant par un terroriste en stand-by dans un aéroport, voire Falk Richter lui-même se mettant en scène à travers son questionnement sur les fins d’une écriture corrosive en prise directe avec les soubresauts de l’histoire contemporaine. «Comment résister ?». Cette question traverse le spectacle et, si l’auteur se garde bien de donner des réponses prémâchées, il enfonce souvent des portes ouvertes en érigeant un discours obsessionnel où se croisent le politique et le messianique, la terreur et le terrorisme, le slogan et le cri de révolte, la propagande et la théorie du complot, selon le camp que l’on a choisi car, comme l’assène l’un des tribuns, «qui n’est pas pour nous est contre nous». Une vision univoque, proche de l’hystérie, qui jette en pâture les comédiens à des spectateurs assez vite lassés par cette dictature du politique sur l’esthétique, alors que les deux paradigmes sont loin d’être incompatibles…
La dernière partie du spectacle se révèle heureusement beaucoup plus passionnante et montre combien l’écriture de Falk Richter peut nous parler du monde sans verser dans la caricature. Unter Eis met ainsi en scène trois cadres d’une multinationale dont les soliloques dialoguent, se percutent et s’entremêlent pour accoucher d’une effrayante vision de notre monde globalisé abandonné aux lois du marché. «Comment fonctionne le système ?». Les deux protagonistes les plus jeunes répondent à cette interrogation à travers le bréviaire efficient du cadre ultra-motivé, professant leur foi en un progrès économique radieux où l’entreprise serait enfin débarrassée de sa moins-value : l’homme. Un discours à peine cynique tant il génère un réalisme terrifiant très peu éloigné d’un monde livré aux logiques du profit. Le plus âgé d’entre eux, un homme sentant venir la chute, son lent effacement avant d’être expulsé du système, raconte lui son enfance entre une mère «égarée» et un père «absent», mais aussi sa morne existence de consultant, toujours entre deux avions, à travers des fragments personnels où se disputent le pathétique au pitoyable. Un homme dépossédé de lui-même, simple rouage d’un moloch qui ingurgite, broie et recrache les serviteurs qui l’engraisse. Un «Mr Nobody» qui attend désormais de finir pétrifié sous la glace…

Jusqu’au 20 août à 15h, salle Benoît XII.

mercredi 16 juillet 2008

Actualité du Off 1

Appuntamento de Christophe Piret

Inspiré d’un personnage croisé lors de sa jeunesse, ce spectacle signé Christophe Piret génère des images absurdes, drôles et oniriques ponctuées des solos de guitare live de Benjamin Delvalle. Soit les ingrédients d’une atmosphère décalée, lointaine cousine du Kusturica de Arizona Dream avec cette étrange machine sur laquelle arrive un aviateur des temps anciens (belle présence de Marc Amyot) et génératrice d’instruments de mesure hautement improbables mais parfaitement logiques pour ce scientifique lunaire aux allures de doux-dingue. Un théâtre sans paroles (ou alors dans un sabir incompréhensible du commun des mortels) qui tente, et réussit souvent, de s’affranchir des lois de la pesanteur grâce à une pointe d’humour et une pincée de nostalgie. Un théâtre musical où la légèreté se dispute à l’imaginaire.
Tous les jours à 17h45 jusqu’au 1er août à Présence Pasteur, 13 rue du Pont Trouca.



Diables d’Irlandais de Yves Brulois

Composé de citations, maximes et textes de Jonathan Swift proférés avec espièglerie et truculence par le comédien écossais Christopher Craig, ce spectacle revêt les oripeaux du cabaret musical (Gérald Ryckeboer l’accompagne à la guitare ou au violon sur des chansons traditionnelles) scandé par de joyeuses saillies pamphlétaires décochées prestement. Un spectacle bilingue chaleureux et convivial - dépourvu certes d’une ligne théâtrale forte malgré le souci d’esquisser sur un mode mineur la dureté de l’humaine condition - qui vaut surtout par la généreuse présence de Christopher Craig, conteur et charmeur mâtiné d’un réjouissant humour pince-sans-rire. Lequel vous prend au débotté à l’entrée de la salle et ne vous lâche plus jusqu’à l’épilogue cruel puisé dans l’humour (très) noir de Modeste proposition pour empêcher les enfants des classes pauvres d’être à la charge de leurs parents.
Tous les jours à 10h 50 jusqu’au 31 juillet à Présence Pasteur, 13 rue du Pont Trouca.