mercredi 22 juillet 2009

Angelo, tyran de Padoue - Les histoires d'amour finissent mal (en général)


En retrouvant les plateaux de théâtre, le cinéaste Christophe Honoré s'est approprié le texte de Victor Hugo comme un scénario dont il a respecté la trame mais, surtout, dont il s'est éloigné afin de laisser souffler un vent de liberté sur scène. Laquelle devient ainsi un studio de cinéma, un plateau de tournage, où il importe de capter les pulsations du texte porté par les vibrations des comédiens. L'intelligente scénographie imaginée favorise donc une multiplicité des regards où l'oeil du spectateur compose plans d'ensemble ou gros plans selon son désir propre. Un espace ouvert avec deux décors coulissants (le boudoir de Tisbe et la chambre de Catarina) et, autour, des structures métalliques, accessibles par des escaliers, sur lesquelles évoluent les personnages selon les nécessités de la mise en scène. Un dispositif qui s'apparente au plan large cinématographique où chacun peut se focaliser sur un dialogue, un déplacement ou une scène muette dans l'ombre. Le spectateur ainsi affranchi d'une vision unilatérale se concocte un montage par lequel son regard serait la caméra qui le plongerait au coeur du drame ou à la périphérie parfois hilarante de l'intrigue (le jeu et la gestuelle des deux sbires d'Angelo à l'arrière-plan). Une approche cinématographique parfois référentielle (un dialogue recouvert de musique comme chez Godard ou les nappes mélodiques de Bernard Hermann pour Taxi Driver lors du meurtre d'Homodei) qui culminera avec la projection d'un petit film (où Catarina et Rodolfo n'ont plus rien à se dire...) en guise de conclusion désenchantée au drame hugolien.
Et le théâtre dans tout cela ? Dans le jeu des comédiens naturellement : parfois outré, tantôt sobre selon les variations dessinées par Hugo dans ce mélodrame romantique aux boursouflures textuelles récurrentes. Clotilde Hesme joue à la perfection La Tisbe, comédienne qui minaude ou hystérise mais demeure consumée par son amour pour Rodolfo (Hervé Lassïnce sans aspérités) ; Emmanuelle Devos semble partagée entre sa sobriété naturelle et le lyrisme affecté de son personnage ; Marcial di Fonzo Bo se glisse à merveille dans les habits du tyran de Padou, lui donnant une légèreté idoine malgré la grossièreté du personnage ; Anaïs Demoustier parvenant quant à elle à exister malgré un personnage assez terne. Mais la vraie révélation de la pièce est sans nul doute Julien Honoré qui campe avec jubilation Homodei, espion à la solde de Venise, manipulateur cynique et séducteur à ses heures, dont l'interprétation teintée d'ironie fait mouche. Au final, Angelo est un très bel objet théâtral dont le maniérisme assumé séduit ou agace mais ne peut laisser indifférent tant les couleurs, lignes et formes tissent un ensemble cohérent aux atmosphères paradoxales.

Jusqu'au 27 juillet au festival d'Avignon puis en tournée en France à partir du 12 janvier 2010.

Ode maritime - L'hymne à la mer

Il soufflait grand vent l'autre soir dans la banlieue d'Avignon, à Montfavet, pour une décoiffante Ode maritime avec un vieux loup de mer à la barre (Claude Régy) et un marin des plateaux (Jean-Quentin Chatelain) rompu aux aventures inédites sur les mers les plus ardues. La carte de navigation dessinée par un certain Fernando Pessoa (écrivain lusitanien aux identités multiples) indiquait le départ depuis Lisbonne mais la destination demeurait énigmatique, de celle qui vous emporte loin, très loin, par la grâce des courants favorables de l'imaginaire. Mais avant de sillonner les tumultes océaniques du globe en compagnie d'un personnage monstre interprété par un comédien monstrueux, il importait de larguer les amarres, de jeter par-dessus bord certitudes et peurs inutiles, et de s'accrocher fermement au bastingage. Car la langue de Pessoa ne s'encombre pas des pleutres du verbe : elle vogue fièrement sur les flots de l'ailleurs et vous promet de sublimes archipels à l'horizon.
A l'avant d'un ponton accroché à un quai du Tage ou de la proue d'une goélette en partance pour l'inconnu, le narrateur-acteur, sculpté de lumières inquiétantes et enveloppé d'une «brume de sentiments de tristesse», aimante notre esprit, accapare notre attention, passeur idoine pour le plus exaltant des voyages : celui de l'imaginaire. Immobile, les bras abandonnés, il convoque les mystères du monde par la seule puissance de son verbe surgi des origines, bien avant la naissance des continents. Juché sur le promontoire de son furieux désir, il entre en fusion avec le texte de Pessoa, parfois d'une violence inouïe, et s'insinue dans notre conscience sidérée de spectateur. Lesté d'une «douceur douloureuse», il prononce l'incantation magique, «partir !», comme un écho au poème Amers de Saint-John Perse, puis dérive au gré de son périple intranquille, faisant corps avec son navire, celui né du «rêve des autres». Balloté par les flux et reflux d'un tourbillon de sensations, cet homme possédé par la mer et ravagé par ses démons, déverse sans retenue son océan intérieur, nous submerge d'un tsunami de sentiments contraires, avant de nous abandonner, hagards et hébétés, sur des rivages désolés mais sublimes. Une odyssée sans retour.

Jusqu'au 25 juillet au festival d'Avignon puis en tournée en France à partir du 19 janvier 2010.

lundi 13 juillet 2009

Le labyrinthe des souvenirs



Un an plus tard, les souvenirs du festival d'Avignon 2008 s'agrègent tel un sédiment de sensations et d'images dans le labyrinthe de ma mémoire. Longtemps abandonnés sous les décombres d'une saison théâtrale désormais en friches, ils resurgissent du néant alors que l'édition 2009 a déjà pris son envol. Ce jeu entre ce qui fut et ce qui vient est au coeur de Yo en el futuro, la dernière création du metteur en scène argentin Federico Leon présentée lors du Kunsten Festival des Arts à Bruxelles, en mai dernier, avant sa prochaine venue au festival d'Avignon.

Fascinant jeu de miroirs entre théâtre et cinéma, entre réalité et fiction, entre transmission et réminiscences, Yo en el futuro (que l'on peut traduire par «moi dans le futur»), met en scène sur le plateau et à l'écran (par l'entremise de petits films familiaux), trois enfants, trois adultes et trois personnes âgées dans des situations banales mais rythmées par des allers-retour oniriques entre passé et futur orchestrés dans le présent de la représentation.

Ce dispositif d'une subtilité rare sécrète de vertigineuses collisions temporelles dans lesquelles s'engouffrent avec jubilation le roman familial lacunaire concocté par Federico Leon. Ici, le temps se fragmente et se disloque comme dans un récit à tiroirs de Borges, bouleversant notre regard et notre perception de spectateur comme pour suggérer que nos vies réelles et projetées (par un médium comme le cinéma ou simplement par notre esprit) sont inextricablement liées.

A mesure que le spectacle chemine sur les frontières ténues de l'imaginaire, une indicible mélancolie - bercée par les notes minimalistes d'un piano - s'insinue entre les images et la scène, entre les ombres à l'écran et les corps sur le plateau. Avant qu'un final sidérant ne nous laisse pantois d'admiration par sa façon modeste de dévoiler les artifices et les vertiges de la représentation. Soit un petit bijou d'intelligence, de finesse et de sensibilité - en à peine 45 minutes - où Federico Leon esquisse les contours d'un espace mental infini traversé par de mystérieuses failles intimes par lesquelles il est possible de remonter le temps et d'explorer le labyrinthe de nos souvenirs.

Représentations du 20 au 23 juillet à 18h à la salle Benoît-XII.