mercredi 13 février 2013

La Grande et fabuleuse histoire du commerce



Violence des échanges en milieu tempéré

Créée à la Comédie de Béthune en décembre 2011, cette pièce de Joël Pommerat s’enracine dans un matériau d’interviews recueillies dans le Béthunois par Philippe Carbonneaux et Virginie Labroche-Cornil auprès d’anciens vendeurs à domicile et voyageurs de commerce. Une approche sociologique qui n’altère en rien, bien au contraire, la dimension théâtrale d’un texte certes ancré dans un terreau réaliste mais qui sécrète de belles trouées oniriques.

Un magnifique quintet de comédiens © Elizabeth Carecchio

En compagnie des hommes

Une pièce en deux époques dont les jeux de miroir révèlent à la fois la permanence des rapports marchands et le basculement de la société française vers une fièvre acheteuse encouragée par le capitalisme sauvage. Dans la première partie, à la fin des années soixante (on entend les échos de mai 1968 à la télévision), Franck est un vendeur novice adoubé par une équipe de vieux briscards mais vite découragé par l’âpreté des rapports humains et le difficile apprentissage d’un métier où le mot “confiance” est une coquille vide parée d’atours séducteurs afin de convaincre le client potentiel. Une méthode appuyée par une stratégie de conquête - un territoire est un champ de bataille et le porte-à-porte un duel - où il faut pénétrer dans l’intimité des individus mais se garder de toute compassion qui pourrait mettre en échec une vente.
Dans la seconde partie, Franck a abandonné ses idées humanistes et remisé au vestiaire ses interrogations éthiques pour devenir, trois décennies plus tard, le héraut d’une équipe de débutants, adepte forcené du positivisme malgré l’absence de résultats de ses vendeurs. Reniant ses idéaux de jeunesse, il encourage auprès de ces derniers la culture du gain à tout prix et les manage par la peur à travers un discours où pointe le spectre du chômage... Entre ces deux époques, l’individu a supplanté le groupe, la solitude a évincé la solidarité entre les vendeurs même lorsque celle-ci se heurtait aux impératifs économiques. Reste le rituel de l’avant et après-vente autour du lit de la chambre, avec ses phrases ressassées et ses passages obligés, où chacun se conditionne pour la journée ou dresse le bilan de ses ventes.
© Elizabeth Carecchio

En de courtes séquences ponctuées de brefs instants d’obscurité ménageant un changement scénographique (une chambre d’hôtel différente à chaque nouvelle scène), la mise en scène de Joël Pommerat oscille avec justesse et subtilité entre hyperréalisme et fable contemporaine tandis que la direction d’acteurs, à la fois précise et souple, offre l’opportunité à un magnifique quintet de comédiens (Hervé Blanc, Patrick Bebi, Eric Forterre, Ludovic Molière et Jean- Claude Perrin) de dévoiler une palette chromatique en osmose avec des personnages empathiques ou méprisants, traversés de doutes ou habités par le credo consumériste, gagnants ou perdants d’un jeu dont chacun finit par oublier les règles...

Représentations les 14 ET 15 FÉVRIER à CHÂLONS-EN-CHAMPAGNE - LA COMÈTE, SCÈNE NATIONALE, les 21 ET 22 FÉVRIER à VÉLIZY-VILLACOUBLAY - L’ONDE, THÉÂTRE ET CENTRE D’ART, du 5 AU 7 MARS A PETIT-QUEVILLY - SCÈNE NATIONALE PETIT-QUEVILLY MONT-SAINT-AIGNAN, du 12 AU 15 MARS à SAINT-ÉTIENNE - LA COMÉDIE, CENTRE DRAMATIQUE NATIONAL, les 21 ET 22 MARS à AUBUSSON - THÉÂTRE JEAN LURÇAT, SCÈNE NATIONALE,  du 9 AU 11 AVRIL à MONTLUÇON - LE FRACAS, CENTRE DRAMATIQUE NATIONAL, du 16 AU 20 AVRIL à RENNES - THÉÂTRE NATIONAL DE BRETAGNE, CENTRE EUROPÉEN THÉÂTRAL ET CHORÉGRAPHIQUE, les 24 ET 25 AVRIL à ÉVRY - THÉÂTRE DE L’AGORA, SCÈNE NATIONALE ÉVRY-ESSONNE, les 7 ET 8 MAI à TOURNAI - MAISON DE LA CULTURE, les 14 ET 15 MAI à CHÂTEAUROUX – EQUINOXE, SCÈNE NATIONALE, les 22 ET 23 MAI à COMPIÈGNE - ESPACE JEAN LEGENDRE, les 29 ET 30 MAI à SAINT-BRIEUC - LA PASSERELLE, SCÈNE NATIONALE.

mercredi 6 février 2013

Ohne



La métamorphose

Texte contemporain de Dominique Wittorski, Ohne relate l’étrange rencontre entre un employé de l’ANPE débordé et un demandeur d’emploi au langage flottant... Une pièce enracinée dans le réel mais dont les trouées d’humour absurde – et les échos kafkaïens – ouvrent sur un imaginaire teinté d’onirisme où la langue serait le fil d’Ariane du labyrinthe d’une identité égarée.


Bruno Tuchszer et Olivier Menu dans une pièce aux échos kafkaïens (Photo Xavier Cantat)
Dans une agence ANPE (la scénographie utilise habilement les lettres de l’acronyme), un employé (Bruno Tuchszer, dont le personnage passera de la commisération à la perplexité puis à l’hébétement) est en discussion avec un demandeur d’emploi alors qu’un homme s’approche et les interrompt. Contraint d’attendre son tour, il patiente, laisse passer son tour puis, au moment où l’agence ferme, se demande pourquoi il n’a pas été appelé. Compatissant et pragmatique, l’employé le prend en charge malgré tout mais les deux hommes ne se comprennent pas : aucun formulaire ne peut prendre en compte la situation de cet individu. D’autant que ce dernier parle un langage échappant à toute tentative coercitive mais qui, néanmoins, renvoie l’employé au fonctionnement absurde de son administration, ou pour le moins aux questions parfois décalées de ses formulaires d’inscription (impossible de faire rentrer tout le monde dans des cases !).
Soit les prémices d’une histoire qui, par trois fois, va se répéter selon un même rituel mais avec des tonalités bien différentes car le protagoniste en quête de travail (son graal prosaïque) est interprété par trois comédiens à trois âges différents : jeune, adulte et vieux (respectivement Christophe Carassou, Olivier Menu et Philippe Peltier). Ainsi, la pièce sécrète trois couleurs contrastées où tout est lié aux trois âges de la vie : chacune dévoilant un homme avec son langage singulier (dans le premier, le personnage n’utilise pas de sujet, dans le deuxième, il parle sans verbe et dans le dernier, il ne prononce que des sujets et des verbes), sa vision sur le monde ou son propre désir sur une vie naissante ou finissante…
Cependant, in fine, c’est l’histoire d’un homme qui va dérégler une machine pas si bien huilée que cela. Soit un corps en déséquilibre – toujours au bord de la chute – qui, telle une boule dans un jeu de quilles, renverse tout sur son passage : a priori, certitudes et préjugés. Un individu sans argent et sans travail (ohne signifie «sans» en allemand) mais pas un homme sans qualités car, avec sa langue comme arme de destruction massive, il oblige l’autre (l’employé ou le spectateur) à changer son regard sur la métamorphose d’un homme bien plus complexe que de prime abord et bien moins insensé que le système qui ne peut l’absorber. Nonobstant les chorégraphies inutiles servant d’intermèdes entre les trois tableaux de la pièce, Ohne est un spectacle finement mis en scène par Vincent Dhelin et Olivier Menu où la langue serait le personnage principal et le détonateur de la mutation d’une société où travail n’est plus une valeur refuge.

Représentation le 8 février à 20h30 au Centre culturel Jean Ferrat d’Avion.

mardi 5 février 2013

Adolphe





Si tu me quittes, est-ce que je peux venir aussi ?

Avec Adolphe, adaptation du roman éponyme de Benjamin Constant publié en 1816, Antoine Lemaire signe son spectacle le plus ambitieux et le plus abouti, celui où se cristallisent pleinement ses préoccupations formelles et thématiques. Une pièce contemporaine mais intemporelle, admirablement interprétée par Chloé André et Sébastien Amblard.

Chloé André et Sébastien Amblard, magnifiques interprètes de Adolphe © Karine Petit Garbarini

Cela commence comme un reality show narquois et s’achève sur un rictus mortel frappé du sceau de la tragédie. Entre ces deux pôles qui s’aimantent inexorablement, la pièce aura dessiné l’arc amoureux et sexuel sur lequel chemine en équilibre précaire un couple de notre siècle où les sentiments périssables creusent un abîme funeste. Dès les prémices de cette histoire, les règles du jeu sont faussées : Adolphe, handicapé sentimental, professe un «je veux être aimé» volontariste déconnecté du réel tandis qu’Ellénore, jadis dissolue, se protège dans un corset de conventions qui ne demande qu’à être déboutonné…
Une rencontre, née d’un malentendu, qui accouche d’un vertige romanesque – ils deviennent les héros d’une histoire à écrire ensemble – puis conduit à une brève mais fulgurante épiphanie amoureuse. Mariée sans désir, Ellénore quitte alors son mari et cette liaison clandestine se vit dorénavant au grand jour ou dans le huis clos d’une alcôve. Mais Adolphe, pour qui Ellénore «était un but à atteindre», s’ennuie très vite et avoue dans une acide confidence : «c’est un plus grand malheur d’être aimé avec passion quand on n’aime plus». Le glas de son désir a sonné et, après le désenchantement, pointe le mépris – «je suis désolé si tu te laisses déborder par l’affect» insinue-t-il – puis la détestation envers celle qui n’aura été que l’incarnation d’une idée et non la personnification d’une pulsion. Il n’aura de cesse désormais de vouloir la quitter mais, égoïste par nature et veule par inclination, diffère jour après jour sa déclaration de rupture.
© Karine Petit Garbarini

D’ailleurs, il faudra la découverte accidentelle par Ellénore d’un enregistrement où Adolphe confesse à une caméra sa détermination (illusoire) de rompre dans les trois jours pour qu’enfin l’amante délaissée regarde en face cet homme incapable de vivre le présent et angoissé «de ne pas vivre la vie que l’on devrait vivre». Ellénore hurle alors au micro sa détestation dans un règlement de comptes frontal aussi amer que violent avant, plus tard, de céder à la luxure puis quitter en catimini la scène d’un monde où règne le cynisme.
Filmé par deux caméras sur le plateau ou au centre de petits films – comme si leur relation ne pouvait se vivre que par le décalage des images ou sous le prisme de la fiction –, ce couple passera de l’acmé amoureux à la mort annoncée par la lente déliquescence d’un amour chimérique. Sébastien Amblard interprète un Adolphe conquis par une idée, observateur d’une relation sublimée puis inhabitée, tétanisé par ses atermoiements ou noyé dans le déni. Quant à Chloé André, elle est une Ellénore belle jusque dans l’abandon, poignante dans le dénuement de son âme, tenace dans sa résolution et vulnérable dans sa passion.
© Karine Petit Garbarini

Dans un entrelacs fécond de trivialité et de grâce, d’ironie (savoureuse intervention d’Olivier Menu en thérapeute conjugal !) et de sincérité, de leurres et de vérités, le texte dessine la carte sentimentale d’un couple d’aujourd’hui où Antoine Lemaire serait le sismographe des imperceptibles mouvements du cœur de nos amours éphémères.

Représentations du 6 au 8 février au centre Marius Staquet, place Charles-de-Gaulle à Mouscron. Renseignements et réservations au 03 20 27 13 63 ou sur www.lavirgule.com