Violence des
échanges en milieu familial
Créé en
septembre 2011 à Amsterdam, L’Avare
vu par Ivo Van Hove se métamorphose en un cruel et désenchanté portrait de
famille où les sentiments paternels et filiaux sont pervertis par l’argent.
Sous le regard acéré du metteur en scène flamand, la pièce de Molière revêt les
atours d’un drame contemporain où le rire serait le masque d’un profond
désespoir. Un spectacle grinçant magnifié par des comédiens exceptionnels.
Dans
la pénombre d’une maison encore silencieuse avant la tempête qui s’annonce, un
couple dort dans un lit défait. Autour d’une cage d’ascenseur, s’articulent
salon, bureau, cuisine et chambres où aucune intimité ne peut s’immiscer ; un
“open space” familial troublant qui semble avoir été conçu comme un espace de
surveillance où personne ne pourrait échapper au regard du maître des lieux.
Alors que s’éveillent Elise et Valère (la première joue machinalement à un jeu
vidéo tandis que le second consulte ses mails), le spectateur découvre un champ
de bataille domestique jonché de bouteilles vides et de détritus divers, saturé
d’écrans de télé, d’ordinateurs connectés et de portables allumés, signes
ostentatoires d’un luxe caché mais, surtout, symptômes matériels fédérant cette
famille éclatée où la parole est inféodée à l’argent.
Une
soumission volontaire suscitée et encouragée par un père tyrannique, satrape
domestique agrippé à son obsession maladive : accumuler les richesses.
Consultant ses comptes sur son portable, scrutant les indices boursiers qui
défilent sur Bloomberg TV, organisant les dépenses au plus juste, Harpagon
(Hans Kesting, sidérant d’intensité) soumet ses enfants à son contrôle
permanent, se révélant parfois d’une violence effrayante lorsque son capital
est menacé d’affaiblissement. Une famille déchirée par les conflits, régie par
l’arbitraire d’un père et rongé par l’égoïsme généralisé où chacun use de
stratagèmes retors pour échapper à l’étouffante oppression paternelle.
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© Jan Versweyveld |
Tour
à tour accablés et affalés sur des sofas, usés par tant de luttes intestines,
ou ulcérés et irrités comme des fauves en cage, fulminant contre l’aveugle
tutelle, Elise et Cléante s’empêtrent dans un psychodrame permanent, ponctué de
promesses éphémères et de récriminations irrévocables, de réconciliations
passagères et de séparations définitives pour, au final, laisser un père seul,
abandonné de tous et honni de chacun, incapable de la moindre concession ni
compassion. “J’ai tout perdu” se
lamente alors Harpagon, privé de son pécule amassé, donnant à voir la tragédie
d’un homme ridicule qu’effleure la tentation du suicide alors qu’il contemple
le champ de ruines de son existence au bord du vide...
L’épilogue
poignant de cette superbe adaptation contemporaine d’un classique où les
ruptures de rythme épousent les fractures stylistiques, où l’intelligente
scénographie de Jan Versweyveld serait le miroir révélateur de la solitude
absolue de personnages en proie au vide abyssal de leur vie intérieure. Un
spectacle impressionnant, chambre d’écho stupéfiante du chaos familial,
magnifié par des comédiens au plus près des failles imperceptibles ou béantes
s’insinuant en chacun de nous.
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© Jan Versweyveld |
Représentations
les 7, 8, 9, 14, 15 et 16 novembre, à 20h30 à la Maison des arts de Créteil, 1
place Salvador-Allende. Tél. : 01 45 13 19 19.